Justice environnementale et développement durable – Colloque mondial sur la
primauté du droit en matière d’environnement
‘La dimension internationale du commerce illégale des espèces sauvages’
Présentation de
John E. Scanlon
Secrétaire Général, Secrétariat de la CITES
Mardi 24 juin, Nairobi, Kenya
A l’occasion de la première session de l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement (ANUE))
Mesdames et Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les juges et procureurs généraux,
Distingués invités,
Chers collègues et amis
C’est un grand honneur pour moi que de me retrouver à Nairobi pour participer à la première Assemblée des Nations Unies sur l’Environnement, qui représente un jalon majeur dans l’évolution de la gouvernance internationale en matière d’environnement, et je suis particulièrement heureux d’être invité à prendre la parole au colloque mondial sur la primauté du droit en matière d’environnement qui nous réunit aujourd’hui.
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Au cours des dernières années, nous avons beaucoup entendu parler de commerce illégal d’espèces sauvages ou de trafic illicite d’espèces sauvages, [1], mais d’où vient le caractère illégal de ce commerce?
Pour que le commerce national ou international d’espèces sauvages soit qualifié d’illégal ou illicite, il doit contrevenir au droit national et/ou au droit international. Si ce n’est pas le cas, ce commerce est licite. .
Avant la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvage menacées d’extinction), le commerce international des espèces sauvages ne faisait l’objet d’aucune réglementation à l’échelle mondiale. En conséquence, à l’exception de certaines législations nationales et de quelques accords bilatéraux ou régionaux [2], un Etat était libre de pratiquer avec tout autre Etat le commerce d’espèces de faune ou de flore sauvage, en quelque quantité que ce fût, et sans rendre compte de ce commerce à une instance internationale [3]. Par exemple, si la CITES n’existait pas, les Etats pourraient décider seuls, s’ils le souhaitaient, d’autoriser le commerce de l’ivoire d’éléphant, de la corne de rhinocéros ou des parties de tigre.
La nécessité d’une convention visant à réglementer le commerce international des espèces sauvages est mentionnée pour la première fois dans une décision de l’Assemblée générale de l’UICN tenue à Nairobi en 1963. En 1972, la Conférence des Nations Unies sur le développement, tenue à Stockholm, appelle a conclure dans les plus brefs délais les négociations en vue d’une convention [4], et le gouvernement des Etats-Unis répond à cet appel en accueillant une Conférence de plénipotentiaires en 1973 [5].
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A l’heure actuelle, 180 Etats (appelées Parties) ont signé la convention, qui a été adoptée en 1973 et est entrée en vigueur en 1975. La CITES règlemente le commerce de plus de 35 000 espèces de plantes et d’animaux, pour veiller à ce que ce commerce ne porte pas préjudice à la survie des espèces concernées. Elle oblige les Etats qui sont Parties à la Convention à, notamment, prendre les mesures nécessaire pour faire respecter ses dispositions et interdire tout commerce qui en constituerait une violation, y compris des mesures répressives à l’encontre d’un tel commerce.
Pour certaines espèces (Annexe I [6]), le commerce international est globalement interdit, et pour d’autres, ce commerce est strictement réglementé afin d’assurer qu’il soit légal, durable et traçable (Annexe II [7]). Pour une troisième catégorie d’espèces, seule l’origine licite est requise en préalable au commerce (Annexe III [8]), la question de la durabilité étant laissée aux mesures déjà mises en œuvre à l’échelle nationale.
En conséquence, le trafic illicite d’espèces sauvages au terme de la CITES signifie, pour les espèces inscrites à l’Annexe I, l’exploitation à des fins commerciale de spécimens prélevés dans la nature, et pour les espèces inscrites aux Annexe I, II et III, l’absence des permis ou certificats exigibles en préalable à tout commerce.
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La CITES fixe des mesures convenues multilatéralement afin de réglementer le commerce international des espèces sauvages – les ‘règles du jeu’ - et les décisions et processus d’application de la CITES constituent le fondement de l’effort planétaire de lutte contre le trafic illicite des espèces sauvages.
Depuis plus de 40 ans, le régime de la CITES coexiste harmonieusement avec l’Organisation mondiale du commerce (OMT) (et son prédécesseur, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)). Sans la CITES, le commerce international des espèces sauvages ne serait réglementé que par les législations nationales en la matière lorsque celles-ci existent (ou par des accords bilatéraux ou régionaux), dont l’application pourrait conduite à des différends auprès de l’OMT.
La loi Lacey des Etats-Unis, qui remonte au début du XXe siècle, constitue peut-être l’exemple le plus connu d’une loi nationale réglementant le commerce tant national qu’international des espèces sauvages. Depuis l’entrée en vigueur de la CITES, cette loi a incorporé les obligations internationales aux termes de la CITES et les a ajoutées à des dispositions nationales plus strictes qui vont plus loin que la CITES.
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Ce sont les Etats – et non les ministères compétents – qui deviennent Parties à une convention, et c’est l’Etat, au travers de ses instances exécutives, législatives et judiciaires, qui prend les mesures nécessaires à son application. Dans le cas de la CITES, les Parties sont dans l’obligation d’établir au moins un Organe de gestion et une Autorité scientifique pour remplir les tâches liées à la détermination de la légalité et de la durabilité biologique des transactions, à l’émission des permis et certificats CITES exigibles, au respect des lois applicables (en coopération avec les organes généraux et spécialisés de lutte contre la fraude) et à la soumission de rapports nationaux périodiques.
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En ne tenant pas compte du bois et des produits de la mer, il est estimé les profits de la criminalité liée aux espèces sauvages atteignent jusqu’à 20 milliards de dollars par an ; il s’agit d’une activité longtemps considérée comme très lucrative et peu risquée – même si cet état de fait change à mesure que les Etats reconnaissent les incidences négatives d’une telle criminalité sur le plan économique, social, environnemental et sécuritaire. .
La Conférence des Nations Unies sur le développement durable (Rio + 20) reconnaît expressément “les incidences économiques, sociales et environnementales du commerce illicite de la faune sauvage contre lequel des mesures fermes et accrues doivent être prises tant en ce qui concerne l’offre que la demande” et souligne “l’importance d’une coopération internationale efficace entre les accords multilatéraux sur l’environnement et les organisations internationales. [9]”
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Le trafic illicite d’espèces sauvages repose de plus en plus sur la criminalité transnationale organisée, voire, dans certains, sur des milices rebelles ou des éléments insubordonnés des forces armées ; ce phénomène transforme la dynamique de la lutte contre cette activité criminelle fortement destructrice, en particulier en ce qui concerne certaines espèces de mégafaune.
En conséquence, le trafic illicite d’espèces sauvages doit être traité comme un crime grave [10] et pour faire respecter efficacement la CITES, les Etats doivent collaborer avec les douanes, les forces de police, les gardes et inspecteurs forestiers, les organes judiciaires et, parfois, les forces armées, ce qui peut exiger une intervention au niveau politique le plus élevé. La nature de la criminalité à l’encontre des espèces sauvages impose également d’intensifier la lutte contre la criminalité transnationale et la corruption.
Dans ce contexte, les organisations internationales chargées des questions douanières, policières et judiciaires, et les conventions relatives à la corruption et à la criminalité transnationale organisée jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre de la CITES et la lutte contre le trafic illicite des espèces sauvages. L’objectif, à terme, est que ces instances intègrent la lutte contre le trafic illicite des espèces sauvages dans leur programme principal et dans leurs activités régulières. C’est ce que font déjà INTERPOL, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale des douanes, de même que la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté deux résolutions [11] prévoyant des sanctions à l’encontre de groupes armés en République centrafricaine et en République démocratique du Congo qui sont financés par l’exploitation illégale des ressources naturelles, dont le braconnage et le trafic illicite d’espèces sauvages. Les individus ou les groupes impliqués dans ces activités feront l’objet d’interdictions de voyager et du gel de leurs avoirs. De telles mesures sont essentielles lorsque l’on a affaire à des Etats où l’ordre public s’est effondré et où opèrent des bandes armées.
Les Parties à la CITES reconnaissent la nécessité de ‘dé-marginaliser’ la criminalité à l’encontre des espèces sauvages en appelant tous les Etats à envisager de devenir Parties aux Conventions des Nations Unies contre la corruption et contre la criminalité transnationale organisée. Certains Etats ont également suggéré à titre informel qu’un protocole traitant de la criminalité liée aux espèces sauvages soit ajouté à la Convention contre la criminalité transnationale organisée, à l’instar du protocole contre la traite des êtres humains.
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Malgré l’existence de tous ces accords internationaux, les actions de lutte contre la fraude restent du ressort des autorités nationales, et les efforts internationaux s’attachent actuellement à raffermir la coopération transfrontalière entre les Etats d’origine, de transit et de destination, ainsi qu’à épauler les efforts de lutte contre la fraude menés par les instances bilatérales, régionales et interrégionales compétentes.
En outre, la communauté internationale s’efforce de renforcer les capacités des Etats pour leur permettre de concrétiser efficacement sur le plan national leurs engagements internationaux, à tous les stades de la lutte contre la fraude, car c’est là où le bât blesse. Pour ce faire, il convient de déployer contre le trafic illicite des espèces sauvages les mêmes méthodes que celles qui sont utilisées pour lutter contre le trafic de drogue ou la traite des êtres humains.
Des organisations non gouvernementales et des chercheurs appellent au recours à des instances judiciaires internationales pour lutter contre le trafic illicite des espèces sauvages [12]. Selon le régime juridique international actuel, il faudrait alors que les compétences de la Cour pénale internationale soient élargies de façon à inclure le trafic illicite des espèces sauvages.
Pour ce faire, ces actes devraient être considérés par la communauté internationale comme “les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale” à l’instar du crime de génocide [13], et inclus dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il est très peu probable qu’un tel pas soit franchi, du moins dans un avenir prévisible.
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La CITES est un accord international qui associe des engagements internationaux à des actions nationales. Son succès dépend de la contribution, de l’engagement constant et de la collaboration de multiples organisations et équipes qui travaillent dans des disciplines très variées.
La lutte contre le trafic des espèces sauvages pose des problèmes majeurs, mais nous assistons à des progrès encourageants à l’échelle tant nationale qu’internationale en réaction à la dynamique nouvelle de cette criminalité fortement destructrice.
En prenant acte de la gravité d’un tel trafic, les juges, les procureurs et les parquets jouent un rôle essentiel, et je me félicite de votre participation au colloque d’aujourd’hui qui témoigne de l’intérêt que vous portez à ce problème.
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[1] L’adjectif illicite est parfois ajouté à l’expression ‘trafic des espèces sauvages’. On peut arguer qu’il est redondant, dans la mesure où ce trafic est de toute façon présumé illicite, mais nous l’employons ici dans un souci de cohérence avec diverses résolutions des Nations Unies.
[2] Et quelques accords portant sur des espèces spécifiques tels que la Convention sur le phoque à fourrure et la Convention internationale sur la réglementation de la chasse à la baleine.
[3] Cela reste le cas pour nombre d’espèces qui ne sont pas inscrites à la CITES ; en conséquence, de nombreuses Etats font appel à la CITES pour les aider à réglementer le commerce international des bois précieux. .
[4] Voir le site: http://uncsd.iisd.org/guest-articles/cites-from-stockholm-in-%E2%80%9872-to-rio20-back-to-the-future/
[5] Les chiffres officiels du gouvernement américain relatifs importations aux Etats Unis en 1969, communiqués lors la Conférence des plénipotentiaires, sont absolument renversants. Ils font état de l’importation de presque 8 000 peaux de léopard, de près d’un million d’oiseaux vivants et plus de 1,4 million de reptiles. Ces chiffres font toutefois pâle figure auprès des importations de poissons vivants, qui atteignent presque 99 millions de spécimens
[6] Environ 3%
[7] Environ 96%
[8] Environ 1%
[9] Pour un complément d’information, voir le site : http://uncsd.iisd.org/guest-articles/cites-from-stockholm-in-%E2%80%9872-to-rio20-back-to-the-future/
[10] Tel qu’il est défini dans la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée.
[11] Résolutions 2134 (2014) et 2136 (2014) adoptées respectivement les 28 et 30 Janvier 2014: /eng/news/sundry/2014/20140203_un_sanctions.php
[12] Le grand débat dans les milieux universitaires consiste à savoir s’il faudrait inclure le crime d’écocide ; voir, par exemple, le site: http://sas-space.sas.ac.uk/4830/1/Ecocide_research_report_19_July_13.pdf
[13] Article 5